in English
(find original French text below)
AND
“And”. Three letters. A mere word. The way it is used here, however, it carries weight.
Producing something to read, see, or listen to, involves the creator as a whole, whether he likes it or not. Generating and disseminating actually contributes to shaping the course of the world. Seen from this perspective, the music of Deep Ford does not in any way resonate with any idea, however unique it may be, as exemplified by placing “or rather” to introduce the only alternative: “jazz or rather contemporary music”, “group or rather gathering of soloists”, “written or rather improvised”, etc. This thinking by alternatives is here replaced by the coordinating conjunction “and”. Let’s nail it down: the “and” of Deep Ford is dialogic in nature. The parties involved, subjects as actors, have a perceptible effect on one another without their initial identity being dissolved; the autonomy of each is thus preserved, and no hierarchy is established during their relationship. Or an effective, free and egalitarian rapport. Usually reserved for relations between the arts, the term can be adapted to the association of three strong musical personalities here assembled as much as the materials, procedures and customs they draw on, which they do so to multiple and varying degrees: stalling time and pulsating time in the same quantity, (in the relations between their tracks) progression and immobility (dynamic and ostinato), individuality and collective, organization and sudden onset (emergence), coherence and contradiction, and so on.
From the non-resolution of internal contradictions constantly in motion there is born a plurality which gives all its value to the work produced, this deep ford which “refers to the invisible bonds that sound can create between people (particularly musicians), within the sight of an uncertain and inherently risky crossing” in Robin Fincker’s own words. That here it is a question of depth should be no surprise. After a horizontal listening, centred on the understanding of the extension in time (form as a game structuring the memory), then the vertical listening which tends towards a stasis of the “present” where the flavour of the instant seems to be frozen, Deep Ford suggests a third dimension, depth, both the sum and the extension of these longitudinal and horizontal axes. As a result, this pure music (instrumental, without either text, or subject known beforehand) seems less like a look at our world than its modification in progress. That this emanates from such an atypical line-up as a saxophone/piano/drum-kit trio has nothing anodyne about it. Deep Ford scours the furrow of two references of this little-used format, one consisting of Alexander von Schlippenbach with Evan Parker and Paul Lovens, and the more occasional trio of Cecil Taylor with Jimmy Lyons and Andrew Cyrille, not in the aesthetic sense (especially as Deep Ford differs from them in using electronic sounds, made by Benoît Delbecq) but in a matching though dissimilar bodily, intellectual and political commitment.
CODA IN THE FORM OF A SKETCH
The miracle of an encounter does not always occur. With Deep Ford, it happened because the three men brought together here had nothing but points shared in common: an embarrassment of riches! Their way of approached the field of jazz, for instance, marks them out, and consequently their respective careers. Inspired by Sonny Rollins and the hard boppers, it was wanting to deepen this art that Robin Fincker left for London where he ended up falling in with various English creative scenes, be they improvisatory or electronic. He forged a philosophy: to foster the sound of the ensemble rather than be a “super soloist” (which incidentally he is). Passionate about an infinity of musical genres and styles, for a quarter of a century Benoît Delbecq has been working on a synthesis of all those possible, to attain a musical poetry of rare refinement, making light of the contradictions within the unexpected juxtapositions with a fertile subtlety. Like his peers, Sylvain Darrifourcq’s approach to music takes as its starting point an exemplary artistic ethic, which has led him to change course radically several times, but he always retains his enthusiasm. If the 21st century is the century of drummers, as I believe, Sylvain Darrifourcq has secured a place as one of the most prophetic, while still adhering to the rule of the two i’s: instinct and intelligence.
Ludovic Florin
Translated by Richard Robinson
En français
ET
« Et ». Deux lettres. Un simple mot. Cependant, si dense, ici, dans son application active.
Donner à lire, à voir, à entendre engage tout créateur, qu’il le veuille ou non. Produire et diffuser contribue en effet à façonner le cours du monde. Dans cette perspective, la musique de Deep Ford n’entre nullement en résonance avec toute forme de pensée unique que ce soit, celle par exemple qui pose le « ou bien » comme seule alternative : « jazz ou bien musique contemporaine », « groupe ou bien assemblée de solistes », « écrit ou bien improvisé », etc. Cette pensée par alternative se voit ici supplantée par la conjonction de coordination « et ». Spécifions-en sa qualité : le « et » de Deep Ford est d’essence dialogique. Les partis en jeu, matières comme acteurs, exercent un effet perceptible entre eux sans que leur identité initiale respective se trouve dissoute, l’autonomie de chacun étant de la sorte préservée, aucune hiérarchie ne s’instaurant au cours de leur relation. Soit un rapport effectif, libre et égalitaire. Habituellement réservé aux relations entre les arts, le terme peut être adapté à l’association des trois fortes personnalités musicales ici réunies autant qu’aux matériaux, procédés et usages auxquels elles recourent, ce à de multiples et divers degrés : temps étale et pulsé (au sein d’un même titre, dans la relation entre les plages), progression et surplace (dynamiques et ostinato), individualité et collectif, organisation et survenue (émergence), cohérence et contradiction, et ainsi de suite. De la non résolution de contradictions internes perpétuellement en déplacement nait une plurivocité qui donne tout son prix à l’œuvre produite, ce « gué profond » (deep ford) qui « fait référence aux liens invisibles que peut créer le son entre les gens (notamment entre musiciens), [en vue d’une] traversée incertaine et risquée par nature » selon les propres termes de Robin Fincker. Qu’il soit ici question de profondeur ne doit pas surprendre. Après l’écoute horizontale, centrée sur l’appréhension du déploiement temporel (la forme comme jeu structurant la mémoire), puis l’écoute verticale qui se tend vers une stase du “présent” où la saveur de l’instant semble être figée, Deep Ford propose une troisième dimension, la profondeur, somme autant qu’extension de ces axes longitudinal et horizontal. En conséquence de quoi, cette musique « pure » (instrumentale, sans texte ni argument préalables connus) s’apparente moins à un regard sur notre monde qu’en sa modification en acte. Que cela émane d’une formation aussi atypique que le trio saxophone/piano/batterie n’a rien n’anodin. Deep Ford affouille le sillon de deux références de ce format peu usité, l’un constitué par Alexander von Schlippenbach avec Evan Parker et Paul Lovens, et le plus occasionnel trio de Cecil Taylor avec Jimmy Lyons et Andrew Cyrille, cela non sur un plan esthétique – d’autant que Deep Ford s’en distingue par l’usage de sons électroniques par Benoît Delbecq – mais dans un même quoique dissemblable engagement corporel, intellectuel, politique.
CODA EN FORME DE CROQUIS
Le miracle d’une rencontre n’advient pas toujours. Avec Deep Ford, il se produit parce que les trois hommes ici réunis n’ont pas que des points communs : aporie bienheureuse ! Leur manière d’aborder l’histoire du champ jazzistique, par exemple, les distingue, et conséquemment leurs parcours respectifs. Enflammé par Sonny Rollins et les hard boppers, c’est en voulant approfondir cet art que Robin Fincker part pour Londres où il plonge finalement dans les diverses scènes créatives anglaises, qu’elles soient improvisatrices ou électroniques. Il se forge alors une philosophie : nourrir le son d’ensemble plutôt que d’être un « super soliste » (ce qu’il est par ailleurs). Amoureux d’un nombre infini de musiques, depuis un quart de siècle Benoît Delbecq élabore une synthèse de tous les possibles pour parvenir à une poétique musicale d’un rare raffinement, se jouant des contradictions au sein de ses inattendus rapprochements avec une féconde subtilité. Comme ses confrères, l’approche de la musique de Sylvain Darrifourcq prend appui sur une éthique artistique exemplaire, ce qui l’a entraîné à changer plusieurs fois de cap de façon radicale mais toujours enthousiasmante. Si le XXIe siècle est celui des batteurs, comme je le pense, Sylvain Darrifourcq s’affirme comme l’un des plus prophétiques. Tous adhèrent à la règle des deux « i » : instinct et intelligence.
Ludovic Florin